Le poids du témoignage dans une procédure disciplinaire
L’histoire se déroule dans une maison fondée à la fin du XIXème siècle dans le secteur de la fabrication de vêtements de dessous. Une femme y avait été engagée en qualité de secrétaire l’année même où Jacques Chirac annonçait qu’il mettait fin à la conscription et aux essais nucléaires dans les atolls de Moruroa.
Deux septennats plus tard, la secrétaire fut promue au rang d’assistante marketing, poste qu’elle exerçait au sein de la Direction Marché France. Elle quitta les effectifs par un licenciement pour faute grave le 2 mai 2018. La société comptait alors plus de huit cents salariés.
Le 12 avril 2018, le CHSCT de l’époque alertait la direction de l’existence d’un mal-être dans l’entreprise, mis en lumière par une enquête interne. Ce mal-être fut directement attribué à la salariée en question. Cinq personnes acceptèrent de témoigner, décrivant une atmosphère délétère nourrie par des violences verbales, des moqueries et une attitude autoritaire.
Les témoignages recueillis par la direction furent unanimes :
- Des remarques désobligeantes sur l’apparence physique des salariées, notamment concernant la longueur des jupes ou le poids.
- Des violences verbales régulières, parfois accompagnées de gestes agressifs.
- Une emprise psychologique sur les collègues, alternant entre une attitude bienveillante et manipulatrice.
- Des comportements humiliants en public, déstabilisant durablement l’ambiance de travail.
Une carte d’anniversaire adressée par l’équipe à la salariée fut présentée par la défense comme une preuve de bonnes relations avec ses collègues. La Cour n’en tint pas compte, jugeant ce geste insignifiant au regard des faits établis.
Mécontente, la salariée saisit le conseil de prud’hommes de Créteil le 31 janvier 2019 pour contester son licenciement. Dans un premier temps, elle obtint gain de cause.
Mais la société fit appel, et la Cour d’appel de Paris infirma le jugement en estimant que :
- Les témoignages étaient suffisamment concordants pour établir l’existence d’un harcèlement moral.
- L’attitude de la salariée avait directement nui à la santé mentale de ses collègues.
- La procédure suivie par la direction était conforme aux exigences légales.
La Cour de cassation valida cette position par un arrêt du 14 février 2024, rappelant que la faute grave est caractérisée dès lors que le comportement du salarié nuit à la santé des autres salariés et à l’intérêt légitime de l’employeur à maintenir un climat de travail serein.
Le poids du témoignage est immense dans une société où la parole devient une arme de légitimité sociale.
Dans ce contexte, la question se pose : le témoignage est-il une vérité ou une construction intéressée ?
Le philosophe Michel Onfray souligne que nous vivons dans une société où la généralisation de la propagande, des approximations et des fausses informations est devenue une norme. Il écrivait :
« Il incombe à celui qui nie le mensonge de faire la démonstration qu’il ne s’agit pas d’un mensonge. À défaut, le mensonge devient vérité. »
Ce qui est dit publiquement, ce qui est entendu et relayé, façonne une perception de la réalité. L’opinion publique, influencée par le contexte social et médiatique, devient elle-même une force de pression sur la justice.
Dans une société où le contrat social est fragilisé, la méfiance est devenue la norme. La parole de l’autre est souvent perçue comme suspecte ou intéressée. Pourtant, le témoignage reste au cœur du système judiciaire : il est à la fois preuve et interprétation.
Romain Rolland, au milieu de la Grande Guerre, écrivait :
« Un Français ne juge pas l’adversaire sans l’entendre. »
Ce rappel à l’écoute et à la nuance est plus que jamais nécessaire dans une société où la viralité d’une information prime sur sa véracité.
Dans cette affaire, la salariée n’a pas été confrontée à ses collègues lors de la procédure interne. Les témoignages recueillis lors de l’enquête ont pourtant suffi à établir une faute grave. La Cour de cassation a jugé que le respect du contradictoire n’impliquait pas nécessairement une confrontation directe.
Ce type de jurisprudence pose une question fondamentale :
👉 Le droit à la défense est-il affaibli par le pouvoir de la parole ?
Dans un contexte où la parole est sacralisée, une déclaration suffit parfois à renverser une carrière, une réputation ou une vie entière. Le témoignage devient une arme redoutable, capable de sceller le sort d’un individu sur la seule foi d’une parole.
Le droit à la preuve est un pilier fondamental du procès équitable. La Cour de cassation a validé le licenciement en considérant que la collecte de témoignages respectait les principes de loyauté et de proportionnalité.
Cependant, ce type de situation révèle une tension entre :
- La protection du salarié contre les accusations injustifiées.
- La nécessité pour l’employeur de maintenir un climat de travail sain et respectueux.
Dans une décision parallèle, la Cour de cassation a rappelé que le mode de gestion inapproprié d’un responsable, lorsqu’il nuit à la santé des salariés, constitue une faute grave. L’équilibre entre la protection du collectif et le respect des droits individuels reste délicat à maintenir.
Notre société est marquée par une méfiance croissante. L’affaire Kevin Spacey, malgré son acquittement, illustre ce phénomène : une accusation, même infirmée par la justice, laisse une empreinte indélébile sur la réputation d’une personne.
« Ils peuvent me haïr, ils ne parviendront pas à m’apprendre la haine. » — Romain Rolland
La généralisation du soupçon, l’importance accordée à la parole et la fragilité du lien social posent une question centrale : jusqu’où le témoignage peut-il influencer la justice sans basculer dans l’arbitraire ?
L’histoire de cette salariée illustre une vérité essentielle : le témoignage est une pièce maîtresse du droit, mais il est également une arme sociale. Sa puissance repose sur la crédibilité de la parole humaine — et sur la capacité des juges à en discerner la sincérité.
Dans une société de l’image et de l’instantanéité, cette distinction est plus difficile que jamais.
Richard Wetzel, Avocat