France Telecom : Du Léviathan managérial à la consécration du harcèlement moral institutionnel en droit pénal français

France Telecom : Du léviathan managérial à la consécration du harcèlement moral institutionnel en droit pénal français En 1889, l’État français nationalise les services de la téléphonie pour les attribuer au ministère des Postes et Télégraphes, incarnant alors une vision de service public et de développement de l’État. Le 1er...

France Telecom : Du léviathan managérial à la consécration du harcèlement moral institutionnel en droit pénal français

En 1889, l’État français nationalise les services de la téléphonie pour les attribuer au ministère des Postes et Télégraphes, incarnant alors une vision de service public et de développement de l’État.

Le 1er janvier 1988, l’administration en charge de la gestion des télécommunications adopte le nom de France Telecom et devient un établissement de droit public. Terminé le budget voté à l’Assemblée Nationale et les recettes collectées par le Trésor Public, France Telecom acquiert son autonomie juridique et financière. Certes, l’actionnaire unique reste l’État qui se repaît des bénéfices alors très importants.

En 1996, France Telecom devient une société anonyme et entre en bourse l’année suivante. Entre 2000 et 2003, France Telecom achète Orange, illustrant cette course effrénée à la croissance.

Le 2 octobre 2002, Thierry Breton prend la tête de l’entreprise pour redresser les comptes de la société, endettée de plus de 70 milliards d’euros. En 2004, France Telecom et Orange fusionnent, et l’État se désengage progressivement. France Telecom devient alors une entreprise privée.

En février 2005, Thierry Breton quitte l’entreprise pour devenir Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, sous le gouvernement Raffarin III. À cette époque, l’entreprise part à la conquête du marché espagnol en faisant l’acquisition de l’opérateur Amena pour un montant de 6,4 milliards d’euros et annonçait le déploiement du plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications).

Le plan NExT est accompagné d’un volet social brutal : la suppression de 22.000 postes salariés et fonctionnaires d’État, sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et de la concurrence. Ce climat social délétère conduit à la détérioration des conditions de travail et à une montée de la souffrance psychologique au sein de l’entreprise.

Le Directeur général et le Directeur des opérations France se voient alors reprocher d’avoir volontairement dégradé les conditions de travail de 39 salariés par des agissements répétés de harcèlement. Ils furent condamnés tant devant le Tribunal correctionnel que la Cour d’appel pour harcèlement moral institutionnel.

Devant la Cour de Cassation, la défense rétorquait que la notion juridique de harcèlement moral institutionnel n’était pas clairement spécifiée dans l’article 222-33-2 du code pénal. Ils argumentaient que la politique générale de l’entreprise n’était pas dirigée contre une personne déterminée, ce qui rendait impossible une qualification de harcèlement moral.

Mais ce texte visait bien les agissements répétés ayant pour objet une dégradation des conditions de travail. Peu importe l’absence de lien entre l’auteur et la victime, ni même l’effectivité de cette dégradation sur les conditions de travail, puisque l’objet de la mesure était de dégrader.

La chambre criminelle de la Cour de cassation, par son arrêt du 21 janvier 2025 (n°22-87.145), pose alors la définition du harcèlement moral institutionnel :

« Les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale, ou de compromettre leur avenir professionnel. »

L’élément matériel de l’infraction était constitué par des agissements répétés ayant pour objet, mais aussi pour effet, la dégradation assumée des conditions de travail.

Il s’agissait d’une stratégie managériale assumée : une politique de départ volontaire forcé, de dégradation des conditions de travail pour inciter les salariés à partir par eux-mêmes. Cette politique a conduit à une série de tragédies : 35 suicides entre 2008 et 2009.

Le dirigeant assumait cette politique, en veillant à son application, tout en connaissant parfaitement les effets négatifs du programme NExT sur l’état de santé du personnel et sur leurs conditions de travail.

Cette tragédie rappelle la bureaucratie nazie décrite par Robert Merle dans La mort est mon métier. Certes, la comparaison peut paraître disproportionnée. Cependant, lorsque le management par objectifs de France Telecom fut mis en œuvre, c’est toujours cette même capacité humaine à compartimenter sa conscience qui permet l’inacceptable.

La justice, en qualifiant pénalement ces dérives managériales, a fait le choix d’y mettre un terme. La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel marque une avancée majeure en droit du travail et en droit pénal. La question reste cependant posée : comment empêcher que les logiques organisationnelles ne deviennent des mécanismes de destruction humaine ?

Richard Wetzel, Avocat

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